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BIOLOGIE

                                                          DE   CIRCAËTUS  GALLICiJS

                ETUDE DE LA BIOLOGIE DU CIRCAÈTE JEAN LE BLANC

Par Yves boudoint

ALAUDA  XX1    2. 1953

 

La biologie du Circaète Jean-Ie-Blanc nous a été dévoilée en grande partie par les travaux de zebe, qui étudia l'espèce en Silésie pendant plusieurs années et publia le résultat de ses observations dans les Annales de la Société Ornithologique de Silésie.

Toutefois, la rareté de l'espèce dans cette région et l'absence de relief très accusé ne lui ont pas permis de faire des observations aussi complètes que celles que nous avons pu faire. En particulier, le comportement des individus entre eux et celui du couple loin du nid n'a pu être précisé. Par contre, zebe avait réalisé de très belles photographies, documents dont, à l'heure actuelle, toute étude un peu importante mérite d'être accompagnée.

N»us avons eu la chance de rencontrer dans le Massif Central des conditions d'observation du Circaète vraiment idéales et c'est uniquement à ces circonstances que nous devons les résultats que nous avons obtenus.

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Biotope : La région observée se trouve à l'intérieur d'un secteur de cercle de 70 km. d,e rayon dont le centre est la ville de Saint-Etienne> orienté Sud-Ouest-Sud-Est. Le relief est assez mouvementé et s'échelonne entre 200 et 1.200 m. (point culminant de Crêt de la Perdrix 1.434 m.). Il nous faut distinguer deux biotopes différents :

1° Le Massif du Pilât aux formes convexes, couvertes de forêts de Sapins, et d'altitude comprise entre 700 et 1.300 m.

2° Les Gorges de la Loire aux formes concaves, formées de val­lées très sauvages dont le versant Sud est clairsemé de Pins, tandis que le versant Nord est revêtu d'une végétation plus dense de Pins et de feuillus ; l'altitude est comprise entre 200 et 600 m. ; sur le plateau, le terrain est cultivé.

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Identification du Circaète Jean-le-Blanc : Le Circaète Jean-le-Blanc possède, comme chacun sait, une envergure d'environ 1 m. 90. Sommairement, les parties inférieures de l'oiseau sont entièrement blanches, sauf le jabot brun, quelques points sombres en collier

sous l'aile, et trois barres sombres sous la queue (se reporter pour plus de détails à Alauda 1951, p. 1-18),

Les parties supérieures du Circaète sont d'un brun plus ou moins clair, sauf les rémiges qui sont brun sombre.

L'identification en vol est assez malaisée ; lorsque l'oiseau est vu de très près (moins de 150 m.) on remarquera le dessous des ailes blanc parsemé de petites taches sombres et les trois bandes sombres sous la queue, qui est coupée droite ou même légèrement fourchue si elle est très fermée. Vu de dessus, ce sera surtout sa taille qui frappera car un oiseau vu de dessus paraît toujours plus gros. Vu de côté, on pourra être mis en éveil par la grosseur de la tête, mais la blancheur du corps permettra immédiatement de conclure. Vu de derrière, le corps paraîtra énorme et disproportionné aux ailes.

Entre 240 et 800 m., avec des jumelles, ou entre 150 et 300 m. à l'œil nu, on observera la blancheur des ailes et surtout celle du corps qui, s'il est éclairé par le soleil, sera très remarquable (confusion possible par certains éclairages avec les Buses claires). On remar­quera la queue coupée droite ou même fourchue (aucune confusion), les ailes souvent en M, surtout si l'oiseau vole en ligne droite (con­fusion possible avec Milan noir), les régimes très relevées (confusion possible avec Milan royal), l'allure massive due aux ailes larges (pas de confusion), le vol lent (confusion avec les Milans), pas de dièdre aux ailes (confusion avec Milan noir et surtout Bondrée). La Bondrée entre 400 m. et 1 km. vers l'horizon peut être prise pour un Circaète, c'est la rapidité des virages et les petits mouvements d'ailes carac­téristiques de cette espèce qui amèneront le doute. Par mauvais temps, le Milan noir, entre 400 m. et 1 km. haut dans le ciel,peut être pris pour un Circaète (observer la queue à la jumelle). Dans toutes les circonstances, une Buse, surtout claire, peut être prise pour un Circaëte. On discriminera à la vitesse des évolutions et au faible diamètre des spirales ainsi qu'à la manie de la Buse de légère­ment fermer ou abaisser nerveusement et brusquement ses ailes et à ses piqués fréquents courts ou longs, mais rapides et se terminant par une ressource ; le Circaëte, lui, ne pique pratiquement jamais, tout au plus descend-il rapidement et son corps n'est pas très in­cliné sur l'horizontale. Bien que la Buse pratique parfois le vol sur place, une observation prolongée de ce vol permet de conclure au Circaëte ; en outre son attitude au cours de ce vol est très différente. Comme nous l'avons déjà dit, le Circaëte pratique peu le vol en spirale, en tous cas pas en spirales serrées.

Remarquons que prendre un autre oiseau pour un Circaète est une erreur bien plus fréquente que de prendre un Gircaëte pour un autre Rapace et chaque fois que l'on voit un Jean-le-Blanc on se demande comment on a pu faire pour le confondre avec des Buses, ee qui nous avait amené à conclure : « Tout Circaète douteux n'en est pas un ».

Retour de migration : Le couple de Circaète que j'ai observé avec le plus d'attention et de précision est celui dont le cantonnement est voisin de la ville d'Aurec (Hte-Loire) ; nous l'appellerons couple d'Aurec.

La date de son retour a été établie avec une certaine précision ; Le 13 mars 1949, à Aurec, nous avons observé de 10 h. 50 à 17 h. 30 sans voir un seul Circaète. Le 14 mars à 10 h. 30, nous observions

un Circaète dans une vallée qu'il ne fréquentait pas habituellement et dans laquelle il évolua, se posant de place en place jusqu'à 11 tu 5. Après avoir disparu, à midi, nous le vîmes se diriger en compagnie d'un autre vers l'endroit où, par suite, il installa son aire. Par contre à Bas en Basset, le 14 mars 1948, un couple construisait déjà son nid. Au même endroit, le 9 mars, nous n'avions observé aucun oiseau Certaines observations seraient susceptibles de faire croire que le couple s'installe dans un cantonnement qu'il a déjà repéré l'année précédente. En réalité, le couple d'Aurec formé, comme j'ai pu m'en assurer, par le même mâle et la même femelle depuis 1945 jusqu'à 1950, est un vieux couple qui connaît parfaitement les deux vallées dans lesquelles il s'est cantonné et non moins parfaitement les cinq ou six endroits où il est susceptible d'installer son aire. Son choix peut donc être très rapide, bien qu'il ne niche jamais deux ans consécutivement au même endroit.

Situation des aires : Distinguons du territoire ou cantonnement d'un couple constitué par les quelques km. carrés dans lesquels il s'est établi et où il ne supporte pas la présence d'un autre couple, «le secteur du nid» c'est-à-dire les quelques hectares qui l'entourent.

Dans le Massif du Pilât, l'espace étant plus vaste et plus continu, le couple ne revient pas tout à fait au même cantonnement. J'ai pu suivre la trace d'un couple pendant deux ans, un autre pendant trois ans ; mais j'ai perdu la trace de deux autres couples. D'une année à l'autre les aires peuvent se déplacer de 2.000 à 3.000 m.

Dans la vallée de la Loire, au contraire, un couple conserve chaque année le même cantonnement, qui est bien défini et séparé par des dizaines de kilomètres du cantonnement voisin ; par contre le sec­teur du nid est variable d'une année à l'autre.

Dans les petites vallées encaissées des gorges de la Loire, le sec­teur du nid est presque toujours un ravin, plus ou moins incliné et marqué dans le flanc de la vallée. Le thalweg de ce ravin est marqué par un ruisseau, le plus souvent à sec, où s'accumule une végétation beaucoup plus importante, épineuse et très difficile à traverser. Quel­ques Pins de forte taille poussent à droite et à gauche du ravin. Sur 15 emplacements de nids observés dans les gorges de la Loire, 14 étaient sur la pente la plus exposée au Sud, un seul était sur la pente Nord, mais si profond au fond de la vallée qu'on peut plutôt le considérer comme étant non plus sur un ravin latéral de la vallée, mais sur le ravin terminal formé par la vallée elle-même. Dans le massif du Pilât, les secteurs de nids sont moins typiques. En tous cas, tous les nids que j'ai observés (23) se trouvaient dans un endroit où les lignes de niveau étaient concaves et la ligne de plus grande pente droite ou concave, mais jamais convexe ; c'est la caractéristique essentielle de l'emplacement des nids de Circaète. J'ai observé dans le massif du Pilât des endroits extrêmement sau­vages, peuplés de vieux arbres multicentenaires, presque inacces­sibles, mais d'un relief convexe. Aucun ne fut jamais occupé par une aire de Circaète, bien que ceux-ci s'établissent non loin sur des arbres beaucoup plus petits, dans un lieu bien moins sauvage et apparem­ment bien moins favorable.

Pour convenir aux Circaètes, un cantonnement doit présenter une zone sauvage assez étendue ; tous les cantonnements observés _ étaient dans une zone de plus d'un km2.

Recherche des aires : Pour rechercher une aire nouvelle, je procède de la façon suivante : une journée de prospection en motocyclette me permet de découvrir les endroits suffisamment sauvages pour pouvoir servir de cantonnement à un couple de Circaètes. Une jour­née d'observation à très large champ de vue me permet de juger s'il y a des Jean-le-Blanc dans cette région ; c'est alors qu'au gré des circonstances, je surveille tel ou tel secteur plus particulièrement. Parfois de nombreuses observations contradictoires dues, semble-t-il à des individus ou à des couples n'ayant pas de nid ou dont l'éle­vage a échoué, aiguillent sur de fausses pistes qui font perdre beau­coup de temps.

La meilleure période pour trouver les secteurs de nids est celle située entre l'arrivée et la ponte, car à ce moment-là les oiseaux font beaucoup d'allées et venues. Je me souviens avec plaisir de l'émotion ressentie à la vue d'un Circaète volant haut en ligne droite, que l'on

suit précieusement dans le champ de la jumelle et dans lequel on voit bientôt apparaître un deuxième individu que l'on n'avait pas d'abord remarqué.

Dans les recherches plus tardives, il faut s'efforcer de suivre un Circaëte qui porte un Serpent, mais c'est une éventualité très rare, car une fois la proie trouvée, l'oiseau rentre directement au nid et reste peu de temps en vol ; il arrive aussi que le Serpent dépasse si peu du bec qu'il soit invisible même à la jumelle.

Construction de l'aire : Une fois installé dans le secteur de son choix, le couple commence à construire son aire, très rapidement, semble-t-il, dès le lendemain de son arrivée. Il choisit pour cela un arbre assez élevé, mais surtout comportant une plate-forme conve­nable ; si parfois le couple utilise le sommet tronqué d'un-arbre (6 observations), cette plate-forme étant idéale pour atterrir, mais n'offrant aucune protection contre le soleil et contre les regards, il utilise le plus souvent une branche latérale ou une fourche plus ou moins éloignée du tronc et du sommet ; c'est une affaire d'opportu­nité, pourvu que l'accès soit toujours très dégagé, ce qui exclut une aire placée dans le centre de l'arbre contre le tronc. En général, l'arbre n'est pas isolé et presque tous les nids observés étaient domi­nés à moins de 10 m. par d'autres arbres sur lesquels nous avons installé nos appareils de prises de vue. La hauteur au-dessus du sol est très variable et si le terrain a un relief très accusé ne signifie pas grand'chose ; parfois à moins de 20 m. du pied de l'arbre du nid on peut voir à l'intérieur. Le nid le plus bas se trouvait à 4 m. du sol sur un Pin. Le plus haut à 32 m. sur un Sapin.

Je n'ai pu observer qu'une seule fois la construction du nid car elle est de courte durée et le plus souvent le nid est terminé lors­qu'on le découvre. C'était le 15 mars à Bas en Basset, c'est-à-dire fort peu de temps après l'arrivée du couple. L'un des individus, pro­bablement la femelle, est beaucoup plus actif que l'autre ; le mâle ramasse des brindilles, mais il ne les porte pas directement au nid et se perche à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'il perdre la branche transportée. Par contre, une autre observation faite de très loin et dans, de mauvaises conditions laissait à penser que la femelle reste au nid et que le mâle lui apporte des branches qu'il va cher­cher par terre à moins de 100 m. de l'aire. Le transport des branches se fait .dans le bec.

Plusieurs observations me font penser que la construction du nid est très rapide : ainsi à Aurec je n'ai jamais pu observer de transport de branches ; en 1947, le 16 mars, j'observe un couple ayant choisi

un secteur de nid. Le 28 mars, un violent orage jette l’œuf en bas du nid ; le 6 avril, le couple abandonne le nid à la suite d'un dérange­ment et s'installe à 1 km. de là dans l'autre vallée. Le 10 avril le nouveau nid est déjà terminé. Le nouvel œuf a été pondu entre le 20 et le 27 avril (ponte de remplacement). A Bas en Basset, en 1949, un couple avait choisi son cantonnement avant le 17 mars ; le 1er avril il avait abandonné sa première aire, qui était à peine ébau­chée, à la suite d'un dérangement dont la date est malheureusement inconnue, et avait terminé un autre nid dans une vallée voisine. A Bas en Basset, en 1948, je visitais un nid le 15 mars, qui était déjà bien avancé.

L'aire terminée est assez petite et mesure de 50 cm. . de dia­mètre et 20 cm. d'épaisseur environ ; elle est formée de branchettes sèches de la taille d'un crayon et de 30 à 50 cm. de longueur;on y rencontre souvent des tiges de Ronces sèches avec leurs épines et de plus de 50 cm. de long. La cuvette est soigneusement tapissée de branchettes de Sapin ou de Pin vertes ou même d'arbres à feuilles de 5 à 10 cm. de longueur ; elle est très accusée et profonde, mais, vers le mois de juillet, il peut arriver qu'ellen'existe pratiquement plus et le nid est devenu sensiblement plat ; les branches vertes ont séché et les nouvelles sont déposées n'importe comment. Sur les branches voisines et sur le pourtour de l'aire il y a souvent quelques plumes de duvet blanc qui sont visibles d'assez loin et qui peuvent servir à le repérer

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Accouplement : Une fois l'aire construite, les oiseaux n'y vont presque plus mais demeurent dans le voisinage, où ils restent per­chés des heures au même endroit. Quatre ou cinq fois par jour ils partent se promener ou chasser et c'est à leur retour qu'a lieu le plus souvent l'accouplement, toujours au voisinage des nids. Celui-ci a lieu de deux à cinq fois par jour suivant le temps.

Seul, le mâle d'Aurec reste perché toutes les fois sur sa femelle : c'est d'ailleurs ainsi que je me suis assuré que c'est le même depuis que je l'observe.

Le 27 mars 1948, au Bessat, lors d'un accouplement, le mâle s'était perché à côté de la femelle, mais en lui tournant le dos, sur la même branche ; il se retourne et se trouve face à face avec elle, puis il saute sur son dos, mais naturellement, ne se trouve pas dans la position voulue, il fait alors lentement et délicatement demi-tour d'un air vraiment peu pressé et finalement l'accouplement a lieu normale­ment.

Pendant toute la période qui va de l'arrivée des oiseaux à la ponte, le mâle apporte de temps en temps des Serpents à la femelle ; il les lui donne sur les arbres du secteur du nid, mais rarement sur le nid lui-même.

Défense du territoire : S'il est un animal insociable, c'est bien le Jean-le-Blanc dans sa période de nidification. Dès qu'un autre indi­vidu apparaît dans son champ de vue, le Circaëte prend, son vol (sauf parfois la femelle si elle couve, et si son mâle est là pour la défendre) et va à la rencontre de l'intrus en poussant de grands cris ; il adopte alors une attitude de vol très particulière déjà décrite et rapidement se trouve au voisinage de l'oiseau qu'il poursuit ; tous deux tournent et évoluent en tous sens, l'un poursuivant l'autre et, exceptionnellement, l'attaquent. Mais là encore ils restent d'ac­cord pour ne pas faire de manœuvre trop brusque et les acrobaties sont exclues. De cette façon, ils gagnent rapidement une assez grande altitude et la poursuite continue jusqu'à perte de vue. Une demi-heure après, on voit parfois revenir le glorieux protecteur du canton­nement ; ces manœuvres sont plus acharnées au voisinage de l'aire et au début de la rencontre car, après quelques minutes de poursuite, les oiseaux abandonnent leur attitude de vol spéciale. Ces rencon­tres, peuvent aussi bien avoir lieu loin du nid; on observe alors l'attitude de vol spéciale et les cris chez un seul ou chez les deux individus. Nous avons baptisé ces évolutions les « sarabandes ». Les sarabandes sont plus fréquentes au mois de mars et avril ; elles dépendent aussi de la densité des Circaètes dans le cantonnement.

Pour donner une idée de la fréquence de ces sarabandes, nous esti­mons que les couples autres que le couple d'Aurec passent environ un tiers de leur temps de vol à cet exercice (le couple d'Aurec étant plus isolé est moins sujet au dérangement par des intrus).

Outre ces sarabandes, les intrus peuvent parfois manifester une plus grande agressivité. Ils vont parfois se poser au voisinage de l'aire, dont les propriétaires défendront l'accès : le mâle par ses cris et ses intimidations aériennes, qui se réduisent à peu de chose, et la femelle par l'occupation calme et décidée du nid attaqué.

Trois fois, nous avons pu observer que les choses tournèrent plus mal. A Bas-en-Basset, peu après le 22 mars ; un couple abandonna son nid à la suite d'un dérangement causé par un bûcheron ; il alla s'installer à 1 km. de là dans la même vallée et entreprit aussitôt de construire une nouvelle aire, qui se trouvait terminée avant le ,4 avril. Ce jour-là, le couple prit conscience qu'un autre couple s'était installé et avait construit son nid à 150 m. de là, ce qui était évidemment inadmissible. Le plus étonnant fut qu'il ait attendu ce jour pour s'en apercevoir. Dès lors les quatre oiseaux ne se quittèrent plus et se poursuivirent avec acharnement. A 12 h. 15, la femelle regagne son nid pour le protéger, mais l'autre femelle vient s'y poser et il m'est impossible de voir ce qui s'y passe exactement. Il est incontestable que les deux oiseaux se battent, mais sans grand achar­nement, car ce n'est que par instant qu'on peut voir des battements d'ailes ; pendant de longs moments tout semble immobile. A 12 h. 35 : un des mâles qui assiste de loin au combat s'en va et ce n'est qu'à 13 h. 15, soit au bout d'une heure, que la femelle abandonne la lutte, poursuivie avec acharnement par sa victorieuse voisine. Les deux ennemies sont donc restées une heure face à face ; on appréciera en­core par là la nonchalence de l'espèce. Par la suite, la femelle évin­cée fit, ainsi que son mâle, quelques apparitions au-dessus de son ancien cantonnement, mais sans s'en approcher.

Nous avons décrit ailleurs ce qui s'est passé au Pilât le 9 mai 1949, où un mâle renversa un intrus qui s'était perché non loin de son aire.

Au Grand Bois, le 7 avril 1949, mon frère, situé au pied d'un nid, s'est assuré de la présence de trois Circaètes ensemble pendant un bon moment dans l'aire. Un de ces oiseaux transportait un Serpent dans le bec ; il n'a malheureusement pas été possible de voir ce qui se passait exactement.

La ponte : Sur 18 pontes observées, il ne s'en est trouvé aucune qui

dépasse un seul œuf. La date de la ponte est variable d'un couple à l'autre, mais semble constante pour un couple donné ; c'est ainsi que le couple d'Aurec a pondu pendant les années 1945, 46, 47, 48, 49, 50, à une date très voisine du 28 mars. Les autres couples ont pondu à des dates s'échelonnant entre le 1er avril et le 1er juin.

 

Incubation : La durée d'incubation est très difficile à vérifier ; il faut un heureux concours de circonstances pour pouvoir s'assurer à la fois de la date de la ponte et de celle de la naissance. La seule observation que j'aie pu faire est celle d'Aurec en 1950 : l'œuf fut pondu le 29 mars,.

.Lorsque je visitai le nid le 13 mai, je trouvais l'œuf légèrement percé et l'on pouvait entendre le jeune crier à l'intérieur ; je suppose qu'il a éclos le lendemain. Ceci donne le chiffre de 47 jours d'in­cubation.

Un œuf incubé depuis un mois pesait 136 grammes.  L'incubation est assurée par le mâle et la femelle ; toutefois, cette dernière assure la plus grande partie du travail.

Le 10 mai 1949, aux Trois Dents, à 14 h. 25, la femelle qui couvait dans le nid a disparu sans que je la voie ; presque aussitôt le mâle arrive et vient couver ; je me dirige alors vers le nid dans l'intention d'installer du matériel photographique au pied du nid, sachant pou­voir le faire sans me faire remarquer par les oiseaux. Malheureuse­ment, je me trouvais nez à nez à 30 m. de distance avec une énorme boule de plumes qui était la femelle. Celle-ci ne m'avait pas vu car sa tète était légèrement cachée par une branche de Sapin ; elle était occupée à des soins de plumage. Je me retirais donc délicate­ment, tout heureux de ne pas l'avoir dérangée, mais, ce faisant, je me plaçai maladroitement en vue du nid et le mâle m'aperçut ; il s'envola aussitôt. La femelle, n'ayant pas compris ce qui se pas­sait, vint immédiatement le remplacer sur le nid .

Le mâle assure toujours le ravitaillement de la femelle en lui apportant plusieurs fois par jour des serpents qu'il lui remet soit sur le nid, soit sur un arbre voisin ; après quoi, il la remplace à la couvée pendant quelques minutes, parfois même quelques heures. Le seul fait que la femelle abandonne son nid amène spontanément le mâle à la remplacer.

Le 6 juin, au Bessat, nous avons observé une petite scène amusante : à 12 h. 45, le mâle arrive avec un Serpent et se pose sur un arbre voisin ; la femelle couvant se lève aussitôt toute ébourrifîée et reste une minute à se détendre les jambes : il y avait plus de 3 heures qu'elle couvait : Puis elle s'envole et va se poser sur un grand arbre où elle reste à se gratter et à se secouer pendant 5 bonnes minutes ; finalement elle s'envole vers le mâle, qui décolle en même temps qu'elle ; il se croisent et échangent leurs perchoirs. Cinq minutes après^ la femelle revole vers le mâle, mais celui-ci décolle et va se poser ailleurs. Ce manège recommence trois fois de suite. Finale­ment la femelle réussit à se poser tout près du mâle. Mais celui-ci ne daigne pas lui tendre le Serpent ; il décolle et après un assez long

vol, pendant lequel la femelle a fini par regagner son nid, il va se poser au bord du nid ; la femelle saisit aussitôt le Serpent mais tire en vain ; le mâle ne veut pas le lâcher ; il s'agite et semble vou­loir avancer vers le nid ; chaque fois que la femelle s'avance pour saisir le Serpent, le mâle se recule pour l'en empêcher. Finalement, la femelle sort du nid et se perche sur une branche voisine ; le mâle s'avance alors et dégurgite tout seul son Serpent au milieu du nid ; son épouse, qui n'y comprend rien, retourne couver après son départ sans toucher à l'appétissante proie qu'il lui a apportée.

Pendant la couvée, le mâle continue à apporter de temps en temps quelques branches vertes qu'il cueille sur les arbres voisins ; mais il en cueille plusieurs avant d'en apporter une.

Si l’éclosion n'a pas lieu pour une cause ou pour une autre (mort de l'œuf), les oiseaux continuent à couver. Ainsi, le 30 juin 1949, au Pilât, nous avons trouvé un Circaëte en train de couver un œuf vraisemblablement pondu le 15 avril, en tous cas certainement le 9 mai ; à Saint-Sauveur en 1950, un couple a couvé son œuf pendant trois mois et ne l'a abandonné qu'à la suite de notre visite.

L'élevage du jeune Circaëte : le plus jeune Circaëte que j'eusse aperçu devait être âgé de trois ou quatre jours ; il était couvert d'un beau duvet entièrement blanc, ses yeux étaient entr'ouverts et l'iris de couleur blanchâtre ; il poussait des petits cui-cui-cui plain­tifs et baillait fréquemment. Sa mère le nourrit en lui donnant de toutes petites becquées de Serpent.

Au-bout de 15 jours, il se tient bien debout. Au bout de 25 jours, apparaissent les premières plumes brunes sur les ailes et l'oiseau, reconnaissant l'homme ou du moins le danger qu'il présente, se cache en s'aplatissant au fond du nid.

Au bout de 35 jours, il lui reste juste quelques duvets sur la tête.

Après 45 jours, il est entièrement brun et a son plumage défini­tif.

Après 70 à 75 jours, il quitte son aire.

Son iris se colore de plus en plus à mesure qu'il grandit ; on cons­tate d'ailleurs que les adultes ont l'iris encore plus jaune-orange que le jeune, même au moment de son envol. Il essaie déjà ses ailes à l'âge de 45 jours. Sa mère le couve jusqu'à ce qu'il soit en possession de son plumage définitif c'est-à-dire jusqu'à 45 jours environ; après quoi elle se contente de le protéger contre le soleil, en se mettant entre le soleil et lui. Le jeune, lui, s'abrite parfois sous sa poitrine.

Ses parents lui apportent entre 0 et 5 Serpents par jour ; mais en moyenne il en dévore deux ou trois. Et il est très fréquent de trouver; des Serpents morts dans l'aire, mais ils n'y pourissent jamais, car; les parents savent les dévorer avant. Je n'ai jamais observé de résidu de repas, soit dans le nid, soit au pied, comme le signale hugues dans la Nature d'avril 1935. Nous n'avons jamais observé comme ZEBE-un apport de liquide au jeune par les adultes malgré plus de 200 heures d'observation au voisinage immédiat du nid d'Aurec en juillet et août 1949, nid qui était pourtant situé sur la cime tronquée d'un Pin, donc très exposé au soleil.

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A plusieurs reprises, nous avons retrouvé des jeunes dans le nid, dont le ventre était rongé par des parasites divers, entre autres des Fourmis, au point d'être sanguinolent. Pendant la semaine qui pré­cède son envol, le jeune se pose sur les branches voisines du nid, avec circonspection ; pour aller du centre de son aire à une branche se trouvant à 1 m. 50, il lui faut bien une demi-heure. Nous n'avons pas pu observer le premier vol dans des conditions normales : deux fois par contre l'oiseau s'est envolé sous nos yeux, effrayé par notre présence.

Pendant le mois d'août, le jeune Circaète exécute des vols dans le voisinage de son nid en s'éloignant plus ou moins ; je pense qu'il n'accompagne pas encore ses parents en chasse, mais j'ai peu d'cbservations pendant cette période. Le 1er novembre 1946, j'observais un jeune qui volait à longueur de journée sans s'éloigner de plus de 500 m. de son nid. Le soir même, il fut abattu par des chasseurs. Le 5 octobre 1949 un chasseur a abattu un Circaète dans une vallée habituellement fréquentée, mais où je pense qu'il n'y avait pas de nid. Le 6 octobre 1949, une journée d'observation à Aurec ne m'a permis d'observer aucun Circaète..

Il est certain en tous cas qu'une forte proportion des jeunes de l'année sont victimes des chasseurs amateurs du sinistre << beau coup de fusil ».

'Nourriture du Circaète : Le temps a une grosse influence sur la facilité qu'a le Circaète pour trouver sa nourriture ; par période de mauvais temps, il peut rester certainement plusieurs jours sans man­ger. Pour chasser, l'oiseau vole sur place à une quarantaine de mètres  au-dessus du sol et descend de temps en temps pour ramasser une proie à terre ; il est très probable qu'il ramasse un certain nombre de petites proies qu'il avale tout de suite, mais ce ne sont que les gros Serpents qu'il ramène à son aire. En effet, sur 70 proies que nous avons vu ramener au nid, il ne s'est trouvé que deux Lézards verts et un Chardonneret,  Toutes les autres proies étaient des Serpents.

34 de ces proies ont pu être vues d'assez près. La proportion s'éta­blit ainsi :

Couleuvres zaménis .....................    12

Couleuvres à collier .....................    9

Couleuvres indéterminées     ..............      10            :

Couleuvres lisses  ....................... 2

Vipère    ............................... 1

Ces proportions ne correspondent pas du tout à celles des Ser­pents qu'on rencontre habituellement dans cette région. C'est ainsi que la proportion des Vipères rencontrées dépasse 80% tandis qu'on ne voit pas de Zaménis en dépit du fait que les terrains dans lesquels nous avons circulé semblent être à peu près les mêmes que ceux où chassaient les Circaètes.

Les Serpents sont tous ingurgités la tête la première, la queue dépasse toujours du bec, mais parfois de 1 cm. seulement, tandis que d'autres fois plus de 60 cm. de Serpent pendent du bec de l'oi­seau.

Le Circaète en général saisit sa proie dans les serres et l'ingurgite en vol, tout de suite après avoir décollé. La dégurgitation dans le nid peut se faire sans aide, mais en général malgré la traction éner­gique du jeune ou de la mère, elle est assez pénible ; on le compren­dra sans peine lorsque nous préciserons qu'il n'était pas rare de trouver dans le nid des couleuvres Zaménis de 1 m. 70 de longueur. •Tous les Serpents avaient la tête écrasée et souvent une partie de l'animal manquait.

 

Variété blanche du Circaète : On sait qu'il existe une variété plus claire du Circaète ; la tête en particulier est presque entièrement blanche et le brun du corps est beaucoup plus clair, le jabot foncé est absent. Nous avons eu maintes fois l'occasion d'observer cette variété vraiment splendide et qu'on arrive à reconnaître d'assez loin. En vain, nous avons cherché un nid ou un cantonnement. Nous avons remarqué qu'il y avait une assez forte proportion de Circaètes blancs dans les intrus qui venaient déranger un couple près de son aire. Dans les observations panoramiques lointaines, la proportion de Circaètes blancs observés était de l'ordre de 10%. Sur le minimum de 10 couples que nous avons étudiés (en admettant que chaque année ce fût le même mâle et la même femelle),il aurait donc dû se trouver deux individus blancs ; or, il ne s'en est trouvé aucun. Bien que ce fait puisse être une simple coïncidence, il y a tout de même une présomption pour que les Circaètes blancs soient des individus er­rants et non appariés. Il est possible aussi que leur densité de peuple­ment soit plus faible que 10 %, mais étant errants ils se feraient davantage remarquer. Les dates d'observation de cette variété blanche sont les suivantes : 17 mai, 27 mai, 1er juin, 25 juin, 27 juin, 15 juillet, 29 août.

Rapports entre l'homme et le Circaète : Aussi bien au Pilât que dans les gorges de la Loire, un Circaète perché s'enfuyait lorsqu'il voyait l'homme à environ 120 à 170 m. Jusqu'à 400 à 600 m,, je suis per­suadé que la présence de l'homme influe sur son comportement ; par contre le bruit n'est pas suffisant pour provoquer un réflexe de fuite chez le Circaète ; ainsi au Pilât, le 18 mai 1948, nous nous trou­vions, mon frère et moi, installés en observation au sommet de deux arbres distants d'une cinquantaine de mètres au moment précis où nous étions en train de converser en criant évidemment très fort ; un Circaète qui ne nous avait pas vus est venu se percher sur la branche même sur laquelle j'étais assis. Il est impossible de suppo­ser que cet oiseau ne nous ait pas entendus.

Au Pilât, le 18 mai 1948, des bûcherons ont abattu deux arbres à moins de 50 m. du nid, sans que la femelle l'abandonne.

Trois fois, j'ai eu l'émotion de voir se poser un adulte sur le nid alors que j'étais sur un arbre voisin à moins de 10 m. en train d'ins­taller un appareil de photographie.

A Saint-Sauveur en Rue, nous rendions visite à un nid que nous croyions abandonné et grimpions à l'arbre sans aucune précaution, criant à plusieurs reprises. Ce n'est qu'arrivés à 1 m. 50 du nid, que la mère s'envola.

Cette fois-là elle ne pouvait pas me voir ; lorsque par contre la femelle voit arriver un homme elle s'envole en général entre 100 et 40 m., même si elle couve ; tandis que si elle ne nous voit pas, quel que soit le bruit que l'on fasse (cris, battements de mains, sifflet), il était impossible de la faire s'envoler.

Lorsque le jeune est recouvert de ses plumes définitives nous adop­tons la méthode classique de l'abri-cachette ; nous le construisons en deux séances de deux heures ; nous l'avons toujours soigneuse­ment camouflé, bien que les spécialistes anglais affirment l'inutilité de cette mesure ; l'abri est doublé intérieurement par du tissu teinté en vert ; pour les observations panoramiques, des fenêtres sont ménagées, recouvertes de cellophane colorée, mais pour le coup d'oeil dans la direction du nid, il faut être encore plus discret ; nous plaçons un grillage sur lequel sont cousues de petites branchettes de Pins ou de Sapin formant ainsi un tapis de faible épaisseur ; en approchant les yeux de cette fenêtre, on voit très bien à travers et les oiseaux ne peuvent pas vous voir, même si l'on bouge. Par la suite, pour entrer et pour sortir de l'abri-cachette, on choisit autant que possible les moments où les adultes sont absents. Les adultes s'habituent rapidement au bruit et au ronronnement de la caméra.

. Nous avons constaté que lorsqu'un Circaète en apercevait un autre (ce qui n'avait pas lieu à plus de 1.000 m.) il se dirigeait droit vers cet individu en battant des ailes si nécessaire et à une centaine de mètres il semblait l'identifier et adopter une attitude pacifique ou agressive suivant que c'était son conjoint ou un intrus.

 

Expériences :

Une  fois, nous avions disposé à terre une Vipère à une ving­taine de m. du nid et très facilement visible ; pour plus de sûreté même on avait attaché la Vipère à un fil à coudre noir qui allait jusqu'à l'abri-cachette situé à une vingtaine de m. et à l'aide duquel on l'agitait. L'adulte remarqua à plusieurs reprises la Vipère et la regarda d'un air intéressé mais jamais il n'alla la chercher; finalement la Vipère mourut et nous nous désintéressâmes de l'expérience. C'est alors que 4 jours après, un adulte quitta le nid, se saisit de la Vipère et la rapporta ; une fois de plus, toutes les prévisions logiques étaient mises en échec.

 

Dans son aire, lorsque le jeune sent le danger, il s'accroupit au fond du nid et resté parfaitement immobile ; ce n'est qu'à l'âge de 45 jours qu'il peut chercher à se défendre ; il se met alors sur le dos et cherche à saisir la main avec ses serres ; il est d'autant plus méchant qu'il est plus âgé, mais certains restent toujours inertes, à tel point qu'on peut les poser par terre sur le dos sans qu'ils songent à se redresser. A l'âge de 60 jours, le jeune vous reçoit debout, donne de temps en temps des coups d'ailes et fait parfois semblant de vous voler sur la tête, ce qui avec ses 1 m. 70 d'envergure est assez impres­sionnant. Comme ses serres à cette époque sont très aiguës, baguer un jeune n'est pas de tout repos.