Nos Oiseaux 1973
Contribution à l’etude des rapaces d’Auvergne
Observations sur le Circaète Jean le Blanc
Didier Choussy
Cette étude porte sur le Puy de Dôme et une partie de la Haute Loire et du Cantal. Il serairt vain de vouloir donner ici un chiffre exact du nombre de couples nicheurs en Auvergne car le territoire est vaste et les biotopes favorables nombreux. Pour le Puy de Dôme, 12 couples nous sont connus avec certitude; l’hypothèse de 20 couples nicheurs pour le département devrait reflèter la réalité. Il en est de même pour la Haute Loire et la Cantal (dans ce dernier département, J P Salass estime aussi la population à 20 couples.)
Biotopes
Les Circaètes fréquentent toutes les vallées des Couzes, ainsi que les pentes de plusieurs grandes vallées oû ils trouvent à la fois sites de nidification et zones de chasse. Nos observations proviennent en majeure partie d’un secteur rayonnant jusqu’a 25 ou 30 Km autour de la ville de Issoire. Les sites de nidification sont presque tous situés en bordure de la plaine de Limagne ou en demi-montagne. La répartition altitudinale des couples s’étage de 440m jusqu’à 900 m, la majorité d’entre eux se tenant entre 600 et 800 m
Dans le Puy de Dôme, les vallées des Couzes et les vallées adjacentes qui se trouvent sur la rive gauche de l’ Allier, semblent ètre les plus prisées du Circaète. Sur la rive droite de l’ Allier, il fréquente en moins grand nombre les vallées toutes proches de cette rivière. Plus loin, en montant sur la région d’ Ambert, Saint Germain l’Herm, le climat est plus froid et surtout beaucoup moins ensoleillé. Par ailleurs cette région se couvre à l’heure actuelle de résineux, qui, s’ils peuvent éventuellement fournir de beaux sites de nidification,tendent à supprimer toute source de nourriture. La foret repousse les reptiles à tel point que les agriculteurs de cette région se plaignent de trouver de plus en plus de reptiles aux abords des villages encerclès par les plantations.
En Haute Loire, le Circaètes fréquentent les abords des deux grandes gorges de l’Allier et de la Loire. Dans le Cantal, on le trouve partout le long des gorges de la Truyère, de l’Allagnon de la Cère, à des altitudes généralement plus élevèes.
L e Circaète niche , chaque fois que cela lui est possible, sur les pentes bien exposées au sud-ouest. Mais , bien souvent, les meilleures étaient vouées, il y a quelques années encore, à la culture de la vigne, aussi doit-il s’accomoder de ce qui reste. Ces anciennes vignes sont aujourd’hui, pour la plupart, en friches et forment d’excellents terrains de chasse où le Circaète trouve non seulement abondance de proies mais aussi des ascendances propices à son mode de vol.
Observation de la nidification
J'observe la nidification du Jean-le-Blanc depuis maintenant six ans et j'ai utilisé pour ce faire deux méthodes: l'observation : “ décousue ” au moyen des jumelles et au hasard des rencontres, et l'observation régulière au nid grâce à des aflûts destinés à la chasse photographique.
Le nid
L'aire du Circaête et ses différentes caractéristiques sont désormais bien connues grâce aux travaux de ZEBE (l936) et de BOUDOINT (1953). Les observations que nous avons pu faire n'apportent rien de nouveau en ce domaine. Le Circaête élit domicile de préférence dans une vallée isolée, oû seul un chemin peut parfois amener l'observateur à pied d'oeuvre. Je l'ai vu cependant nicher dans un vallon adjacent à une vallée oû passait une route. L'aire est située soit sur la cime d'un pin, soit sur une branche latérale faisant plateforme et permettant un accês ou un envol facile. Je rejoins l'opinion de Boudoint qui écrit: “ La hauteur au-dessus du sol est très variable et si le terrain a un relief très accusé, elle ne signifie pas grand-chose. ” le nid le plus bas trouvé par ce même auteur dans le Massif Central était à 4 rn de hauteur et le plus haut à 32 m. Les nids que j'ai pu trouver se situent entre 7 et 15 m pour la plupart. Mais je dispose d'une vallée très interessante où les arbres les plus répandus sont.les chênes; fort beaux sur la pente exposée au nord, ils sont rabougris sur la pente exposée au sud, oû ils poussent en compagnie de quelques pins isolés (une dizaine pour une vallée d'un kilomètre et demi J'observe un couple de Circaêtes depuis 1968 dans cette va1lèe. En 1968 l'aire se trouvait dans la couronne d'un pin sylvestre à 3 m de hauteur, En 1969 et 700 sur une branche latérale d'un autre Pin à 4 m de hauteur et en71 et 72 sur· la branche latérale d'un 3e pin à 2,15 m de hauteur (mesure prise à la verticale du nid au sol). Ceci est un des nids les plus bas qui aient été signalés. Ce pin est isolé au milieu de broussailles et de genèts. Touss les nids que j'ai trouvé en Auvergne étaient sur des pins. Le Circaète semble apprécier cet arbre au point de préférer construire son nid à 2,15 m plutôt que sur la pente opposée ou il disposait de chênes de 10 à 15 m de haut. Il est vrai que cette essence permet moins aisément la construction d'une aire de type Circaête,
Arrivée, ponte, envol
L'arrivée des Circaètes a lieu régulièrement. fin mars, généralement vers le 20. L’oeuf est pondu à mi avril et éclot fin mai ( j’ai une date d’éclosion précise: le 31 mai 1970 . Le jeune prend son envol à la fin de juillet ou aux premiers jours d’ Aout, mais j'ai vu un jeune au nid, prêt à l'envol, le 15 août 1967.
Alimentation et proies
L'étude des proies a piu être faite de manière précise grâce à un affût placé à faible distance du nid et j'ai relevé en 5 ans les apports suivants:
Couleuvre d'Esculape Elaphe longissima 14
Vipêre aspic Vipera as pis 7
Orvet Anguis fragilis 7
Couleuvre à collier Natrix natrix 3
Lézard vert Lacerda viridis 3
Total 34
Il y a donc une prédominance de la Couleuvre d'Esculape sur cette liste. Ceci reflète bien entendu les possibilités offertes par le milieu oû vit ce coupi de Gircaètes. Toutefois, il apparaît que les vipères, comme dans la liste de Boudoint, sont prises en moins grand nombre.
Ayant observé des Circaète en chasse au-dessus de terrains riches en vipères, j'ai pu constater
qu'ilmanquent souvent celles-ci, sans doute parce qu'elles ont tôt fait de trouve:
refuge dans les pierrailles et aussi parce que ces pierrailles sont envahies Pal des buissons qui freinent le Circaête et faussent peut-être son appréciation Par contre, il doit lui être plus facile de prendre une grosse couleuvre d'Esculapc sur une zone plus dégagée. C'est peut-être là l'explication de cette diflérenc( de fréquence.
J'ai noté que l'apport de proies se situe surtout entre 9 h. et 14 h. 30! bien que l'on puisse voir aussi des nourrissages en fin d'après-midi. Le Circaète ne nourrit pas très tôt le matin, le nourrissage le plus matinal que j 'aie vu s'étant passé à 9 h. 05. Mais il commence à chasser de très bonne heure pour un oiseau de cette envergure; ainsi, j’en ai observé un en chasse à 5 h. 40 par une matinée três douce et un autre vers 7 h. 30.
En 1968, je ne disposais pas d'accompagnateur pour repartir et faire croire aux oiseaux qu'il n'y avait personne dans l'affût, aussi avais-je résolu le problème en y entrant dès la veille au soir, tandis que les deux adultes s'ébat-talent plus bas dans la vallée. Je passais alors toute la nuit dans la cache et j'ai pu ainsi ètre en mesure de contrôler l'heure des premiers nourrissages.
Dans les premières semaines de l'élevage, la femelle ne participe pas à la collecte des proies. Elle reste au nid toute la journée avec son jeune, se contentant de.le couver et dépeçant les reptiles apportés par le mâle. J'ai constaté à plusieurs reprises que la femelle s'absente (dès 7 h. du matin pour revenir généralement vers 9 h.; mais il arrive qu'elle revienne pour faire sa toilette, perchée sur un arbre ou sur un rocher voisin de l'aire. Au retour, elle rapporte souvent un rameau pour le déposer sur le nid et j'ai remarqué que ces apports de feuillage frais étaient abondants surtout après une nuit ou une, journée pluvieuse.
La femelle reconnaît fort bien le mâle qui arrive à 200 m; elle suit son vol du regard et pousse des ioh-ioh; le mâle a le mêmte cri, mais beaucoup plus rauque. Sur plus de 200 heures d'aff'ût, je n' ai vu qu’ une fois la femelle apporter à boire à son jeune. La tête horizontale, elle entrouvrait le bec d'oû s'échappait un liquide semblable à l'eau par sa transparence mais d'apparence visqueuise. Je n' ai vu aussi qu’ une fois la femelle couvrir son jeune du soleil en écartant ses ailes au-dessus de lui. la plupart du t~mps, ell ne fait que le couver.
Dans une précédente liste parue dans Nos Oiseaux' (1970), j'ai déjà parlé d'un mâle, qui, se trouvant seul avec son jeune au nid avait dégorgé une couleuvre d'Esculape et, voyant. que le jeune ne réussissait pas à l'engloutir, l'avait fait régurgiter puis se l'était appropriée non sans avoir regardé le. ciel plusieurs fois comme s il attendait la venue de sa partenaire pour le sortir de ce mauvais pas. La chose s'étant reproduite j’en avais conclu que ce mâle ne savait pas nourrir.En 1971, j'ai observé à nouveau ldans la même vallée, un couple dont le mâle était selon toute vraisemblance le même individu, sans en avoir la certitude absolue. Une matinée, je le vis apporter une vipère et une couleuvre à collier; le jeune, qui avait alors 3-4 semaines, ingurgita ces deux proies sans les déchiqueter et sans que le mâle l'aide. Quinze jours plus tard, le mâle apportait une grosse couleuvre d'Fsculape et la dégorgeait.Le jeune, malgré sa bonne volonté, n'arrivaît pas à la manger. Le mâle, après bien des hésitations, commença à la dépecer,. mais on le sentait gauche pour donner la becquée.. C'est alors que la femelle arriva et qu'il s'empressa de s'esquiver.
.Je pense. donc que le male, chez cette espèce comme chez d'autres rapaces est le pourvoyeur de nourriture, mais que son role n’est pas de donner la becquée. Peut-être les vieux sujets apprennent-ils à la longue à se débrouiller avec leur progéniture. Rien n'est moins sûr.
Dimorphisme sexuel
Dans la note citée précédemment, j'avais parlé d'une différence de couleur entre mâle et femelle, les mâles étant plus clairs et les femelles plus sombres, les barres sous les ailes et la poitrine étant chez elles plus larges et marron foncé. . Jusqu'en 1973, je n'ai jamais observé que des Circaètes de plumage sombre, mais ce printemps j'ai cu l'occasion d'observer en Haute-Loire un couple dont un des adultes était manifestement en phase claire: la téte etait d'un brun três pâle et le dessous du corps entiérement blanc, le plastron brun sombre caractéristique était absent.
Je serais heureux de correspondre avec des observateurs s'intéressant àcette espèce et pouvant me faire part de leurs observations à ce sujet, car on ne peut pas généraliser à partir de quatre couples. Par contre, il est certain qu’ on peut reconnaître les deux adultes l'un de l'autre à leur voix. La femelle est en outre plus forte et plus lourde que le mâle, qui donne une impression de sveltesse.
Comportement Susceptibilité.
Mis à part le fait que le Circaète niche en des vallées isolées, il ne nous a jamais paru très farouche. Il supporte très bien, par exemple (après adaptation préalable et avec les précautions d'usage), un affût de toile à 'quatre mètres de son nid. Cet oiseau est surtout susceptible à la vue. Ainsi, une femelle qui pouvait me voir arriver partait alors que j'étais à 300 m de son aire, tandis que, si elle ne m'avait pas vu venir, la même femelle (celle dont le nid était à 2,15 m de hauteur) ne partait que lorsque j'apparaissais derrière un rideau de broussailles à une dizaine de mètres d'elle, alors qu'elle m'entendait de loin car j'approchais en faisant du bruit. Une autre femelle, nichant en position plus élevée, me laissait arriver au pied de l'arbre où se trouvait le nid, parler, taper des mains et me livrer à d'autres manifestations bruyantes, sans prendre son envol.
Comportement vis-à-vis des autres rapaces.
Tout d'abord, la densité des couples de Circaètes est moindre que dans la région étudiée par Boudoint et je n'ai jamais assisté au vol d'intimidation intraspécifique. B. Mouillard a pu voir 5 Circaêtes chasser ensemble le long d'une pente sans aucune manifestation de leur part. Sans doute ces démonstrations se produisent-elles plus fréquemment dans les régions où la densité est élevée. En outre elles peuvent n'avoir lieu (comme le laisse supposer Boudoint) que sur le territoire de nidification, alors que le territoire de chasse sert à plusieurs couples.
Le Circaéte semble ignorer les autres rapaces, car plus d'une fois j'ai vu des Buses, des Crécerelles, des Bondrées, etc., survoler le site de nidification sans provoquer de réaction de sa part. J'ai même “ exploré ” en 1971 une vallée du Cantal où nichaient sur 500 m 3 couples de Milans noirs, 1 couple de Milans royaux, 1 couple de Buses et 1 couple de Circae'tes sans que celui-ci paraisse plus “ hargneux ” pour autant. Par contre, j'ai vu plusieurs fois des Buses et des Crécerelles esquisser de brèves attaques sur lui. J'ai aussi observé un Autour mâle sortant en chandelle d'un bois où il nichait (il n'y avait pas encore de ponte) au moment où la femelle de Circaète passait à l'aplomb de l'aire. Ce secteur dépassé, l'Autour regagna son nid.
J'ai vu plusieurs fois des Circaètes passer très près d'aires de Grand-duc sans s' émouvoir, alors qu'au même endroit Corneilles et Buses piquaient et alarmaient.
Apprentissage du jeune
Fin août 1965, j'ai eu la chance d'assister à ce qui devait être l'apprentissage du jeune Circaète. Le mâle planait très haut dans le ciel, tandis que la femelle et son jeune croisaient à faible hauteur (entre 10) et 20 m au-dessus d'une pente. La femelle se tenait devant le jeune et faisait mine de piquer de temps à autre; celui-ci l'imitait aussitôt et remontait avec elle, paraissant singer tous ses mouvements. Puis, en ayant sans doute assez, il alla se percher sur un arbre voisin. La femelle le rejoignit aussitôt et, piquant sur lui, le força a reprendre son vol. Après quoi, elle se remit devant lui, piqua, remonta, aussitôt imitée. Quelques instants plus tard le jeune regagnait son arbre et tout recommençait. Ce manège dura une heure, puis les deux oiseaux disparurent à ma vue.
Stabilité et avenir
Mes observations annuelles me prouvent que la population de Circaètes du Puy-de-Dôme est stable. Des sites habités il y a vingt ans (d'après B. Mournard) le sont toujours. Les découvertes que je fais régulièrement ne sont que des découvertes d'oiseaux qui existaient auparavant et ne sont donc pas des “ gains ”. Je ne peux rien dire du Cantal ou de la Haute-Loire, car je prospecte ces départements moins régulièrement.
Le Circaéte n'a pas d'ennemi naturel, bien qu'il ne soit pas à l'abri des déprédations d'un Geai ou d'un autre corvidé sur sa ponte, ainsi que je l'ai vu cette année.
Le danger pour l'avenir me semble résider dans la mise en culture de certaines friches; les coupes à blanc opérées dans certains bois de résineux, dans des vallées mal pourvues en arbres, peuvent aussi conduire à la désertion du site. Mais le plus grand danger réside sans doute dans l'enrésinement massif de certaines régions, monoculture désertificatrice pour le Circaète... comme d'ailleurs pour l'homme.
DIDIER GHOUSSY, 25 Rte de Saint-Germain, F 63500 Issoire
Travaux cités BOUDOINT, Y. (1953>. Etude (le la biologie du Clrcaête Jean-le-Blanc. A1auda 21: 86-112. CHOUSSY, D. (1970>. Notes sur le Circaête Jean-le-Blanc Circaéus gallicus. Nos Oiseaux30 (n0 329-330): 234.
ZEBE. V. (1936). Zur Biologie des schlesischen Schlangenadlers. Bericht des Verein des Schlesischer Ornithologen 21 : 33-82.