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            Yves BOUDOINT

               32 Av. Mondon

               43000 le Puy                                   Novembre 1995

 

 

 

                           LE CIRCAETE DANS LA LOIRE 50 ANS APRES

     Communication au colloque d’ornithologie organisé par CORA en 1995

 

                  En 1945, juste après la fin de la guerre, j'ai vu mon premier Circaéte dans la vallée de la Loire, subjugué par ce preneur de serpents, j'ai décidé aussitôt de tout faire pour trouver son nid. Pour cela je me suis installé dans une tente, pour plusieurs jours sur un  bon observatoire, c'était le 13 juin 1945.

                  En 1995, donc exactement 50 ans après, je suis retourné les mêmes jours, aux mêmes heures, au même endroit, histoire de comparer l'état actuel   aux photos et souvenirs et aux anciens..

                  J'ai retrouvé une aire de Circaète au même endroit, 50 ans après, malgré la création de l'immense barrage de Grangent et malgré une urbanisation considérable.

                  Certains oiseaux sont en augmentation: les mouettes, très rares autrefois , les milans noirs, et royaux; ils sont visibles maintenant en permanence; ainsi que  les buses . Il  n'y avait pas de hérons en 1945, on en voit facilement maintenant; à cela il faut ajouter les oiseaux purement aquatiques dont je ne me suis pas préoccupé.

                  Par contre, le 13 Juin 1945, 9 crécerelles me survolaient,  elles nichaient dans les rochers voisins de mon observatoire et c'était l'époque de l'envol des jeunes, actuellement il en passe une de temps en temps mais les 3 ou 4 nids connus sont déserts. Les Circaètes sont toujours là, mais on en voit nettement moins; comme le seul nid connu est toujours occupé il faut admettre qu'ils fréquentent moins ce secteur urbanisé et que peut-être il y avait d'autres nids méconnus autrefois qui ont disparu.

         

                  Aujourd'hui le chemin qui mène à mon observatoire , que j'avais  emprunté autrefois avec un vélo et une remorque, est actuellement inaccessible en vélo à cause de la hauteur d'herbe qui y pousse,  mais le plus surprenant c'est qu'il côtoie des villas à piscine et se trouve maintenant à 100 mètres d'un arrêt du car urbain situé à un endroit autrefois inaccessible en voiture, cela prouve que les villageois utilisent les routes mais ne fréquentent plus les chemins du voisinage.

Lors de mon bivouac , en 1945, j’avais eu, en quelques jours, plusieurs visites de curieux mais aucune en 1995; il en est de même du site ou niche le Circaète qui est déserté de sorte qu’ils sont moins dérangés.

 Trois cas peuvent être distingués:

                  Premier cas: En 1946, dans le massif du Pilat (environ 1000 m d'altitude) il y avait 5 couples de Circaètes, une forte densité qui s'est maintenue au moins jusqu'en 1955; quand j'y suis retourné en 1970, 15 ans après, je n'en ai retrouvé aucun et il n'y en a pas eu depuis.

                  Deuxième cas: Dans la vallée de la Loire, les Circaètes sont en diminution mais le couple le plus marginal, comme on vient de le voir s'est maintenu.

                  Enfin troisième cas: Dans la vallée de l'Allier, il y a des Circaètes partout.

                  Examinons le paysage agricole de ces trois cas

                  Voici, au Pilat, le col de la croix de Chaubouret devenue le lieux de rendez-vous des touristes et des commerçants ambulants; autrefois j'avais vu un Circaète y attraper une énorme couleuvre et la porter dans son nid à moins de 500 mètre de là.

                  Au dessus de la vallée du Gier on peut voir  l'importance fantastique du reboisement. Ce qui n'a pas été reboisé par les hommes s'est reboisé tout seul ; les hêtres ont envahi toutes les landes d'autrefois, le Circaète a perdu tous ces terrains de chasse.

                  Dans la vallée de la Loire, les parcelles agricoles se sont maintenues, on n'a peu fait de reboisement, mais les landes à genêt, exploitées par les chèvres et moutons ont disparu, envahies par la foret.

                  Enfin, dans l'Allier, il y a encore beaucoup de landes donc de serpents et de Circaètes.

                   Je suis donc amené à la conclusion paradoxale que voici: contrairement à ce qu'on pourrait penser, la présence de l'agriculteur dans les campagnes non seulement ne gène pas les Circaètes mais au contraire est indispensable, car, s’il n’y a pas d'agriculture , alors la foret devient envahissante ce qui signifie moins de serpents, et surtout  moins de visibilité et pas moyen de les attraper.  Un autre élément important réside dans la partie des récoltes agricoles perdue ou gaspillée qui nourrit une abondante population de mulots, rats, insectes qui n'existerait pas autrement.

     Revenons maintenant à mon chemin envahi par les herbes,-- qui nettoyait le chemin autrefois ? c'était uniquement le passage des troupeaux et plus spécialement des moutons pas tellement par broutage mais surtout par piétinement, c'était eux qui empêchaient la lande de devenir foret. Dès que le genêt s'installe le sol est couvert, le lézard ne peut plus attraper les mouches et les crécerelles et les serpents qui se nourrissent presqu' exclusivement de lézards sont les premiers à disparaître; cela se passe très vite en quelques années.

                   Je vais maintenant examiner la situation de l'agriculture en 1945; je suis bien placé pour le faire car j'ai été agriculteur dans une petite ferme du Lot et Garonne de 1955 à 1970. Je vais essayer de me limiter à ce qui a pu influencer l'ornithologie sinon je serais intarissable sur le sujet. 

                   Pour ses besoins en énergie calorifique, en 1945, l'agriculteur faisait des fagots et du bois de chauffe. Les fagots de genêts pour chauffer le four à pain et allumer le feu de cheminée ou la cuisinière, cela contribuaient au maintien de la lande. Le bois de chauffe était plutôt du feuillu car il brûle mieux sans encrasser la cheminée et sans projeter d'escarbilles et le pin était plus rentable à d'autres fins: par exemple  les poteaux et le soutènement dans les mines

                 Ainsi, les sols non cultivables pour diverses raisons, constituaient des landes à mouton ou  alors étaient recouverts de foret de pins , abattus  jeunes pour faire des poteaux ou des étais , tous les feuillus étaient convoités pour le bois de chauffage , le déboisement était catastrophique surtout autour des zones habitées, malgré l’appoint de la houille.

                   La chasse était active (sauf pendant les 5 ans de guerre) sous forme surtout de battues aux nuisibles à toute époque. Dans chaque ferme, il y avait un fusil de la guerre de 1914 transformé en fusil de chasse; on fabriquait sois même les cartouches. Presque tous les animaux étaient considérés comme nuisibles ou comme gibier. ceux qui survivaient , comme le Circaète, le devaient surtout à la migration , comme aussi le milan noir  le royal et la Bondrée car le campagnard était trop occupé l'été pour les poursuivre.  A la fin de la guerre, la chasse à repris de plus belle , car les animaux s'étaient multipliés lors de ce qui pour eux était la paix; je peux affirmer que les jeunes Circaètes de l'année étaient pratiquement tous abattus, souvent le jour même de l'ouverture de la chasse; une récompense était donnée par la mairie pour destruction de nuisible; on allait tout droit vers l'extinction rapide.

                   Quand j'ai débuté dans l'agriculture en 1955 dans les coteaux du Lot et Garonne c'était presque le moyen-âge, mon voisin moissonnait à la faucille; beaucoup de paysans étaient misérables, ils trimaient pour ne réussir qu'a se nourrir et à s'habiller ; quand j'ai quitté en 1970, seulement 15 ans après, c'était l'Amérique: dans chaque ferme il y avait un tracteur et une voiture et la télé, le progrès à été explosif. Ce qui est étonnant est imprévisible, ce n’est pas le progrès de l’agriculture, c’est sa rapidité de nature explosive. Par exemple, au début, un tracteur puissant, ou une moissonneuse batteuse, tournait 24 heures sur 24 et était payé en moins de 2 ans

Une explosion se produit si le phénomène trouve en lui même son accélération, il suffit alors d'un événement infime pour déclencher l'explosion, c'est l'allumette.

                   Je prendrai seulement trois exemples explicatifs, l'un technique, l'autre politique le troisième psychologique.

Je voudrais montrer que des faits, considérés comme insignifiants  ou anecdotiques entraînent des conséquences  importantes et incomprises même après coup.

                Le premier changement décisif après la guerre a été la bouteille de butagaz . Dans les agglomérations, il y avait depuis longtemps , le gaz de ville , mais dans les campagnes, pour la cuisine, on continuait à brûler des fagots ou du bois à toute occasion plusieurs fois par jour , été comme hiver, cette obligation ancestrale et mondiale a brusquement cessé en quelques années dans nos campagnes; du coup, il n’ était plus utile de faire des fagots, laissant le champ libre aux genêts et aux arbustes qui envahirent tout rapidement. Par contre, l'électrification des campagnes,  n'a pas été une révolution de rapidité comparable au butagaz car les fermes se sont limitées longtemps à une lampe dans l'étable et une dans la cuisine, plus tardivement sont intervenues les trois  applications de productivité formidables :le fer à repasser, la machine à laver,et après, le congélateur.

 Il y a eu la clôture électrique vers 1953 . On est tenté d’assimiler cela à un gadget du genre  mixer ou  radio-réveil; personne n'a compris que c'était un progrès formidable, l'administration a freiné des 4 fers: il fallait déposer à la mairie un plan de l'installation et mettre un écriteau DANGER tous les 20 mètres, c'était débile car le propre de cette clôture c'est d'être modifiable tous les jours et même plusieurs fois par jour. L'intérêt d'élever des bovins c'est qu'ils se satisfont d'une nourriture pauvre mais le prix à payer c'est de devoir  manger plusieurs heures par jour sous la garde d'un berger; garder 10 vaches occupait dans chaque ferme une personne presqu'a plein temps; ainsi la clôture électrique à été probablement le progrès de la plus grande efficacité obtenu pour le coût le plus faible c'est typiquement une allumette qui a déclenché l'explosion.

                   Mais a cause de la clôture électrique, le pâturage extensif est devenu intensif sur des prairies artificielles; les moutons non adaptables à la clôture électrique se sont raréfiés ; en quelques années, la lande , ni nettoyée pour faire des fagots ni paturée par les moutons, s'est couverte de genêts et de buissons, phénomène qui ne s'était jamais produit depuis le moyen âge, les lézards l'ont abandonné et avec eux les crécerelles, le Circaète est allé chasser ailleurs. Il faut citer aussi la disparition de la locomotive à vapeur qui, plusieurs fois par jour, mettait le feu à son environnement il est vrai, habitué à cet écobuage.

                  Le butagaz, la clôture électrique et le tuyau en plastique qui supprimait la corvée d'eau sont des exemples de ressources fantastiquement efficaces pour un coût dérisoire dont on ne comprends pas qu'ils ne se soient pas imposés de la même façon dans les pays sous développés. De plus il s'agit d'un effet ultra-rapide: en une demie journée, la clôture électrique remplace définitivement la bergère et, le butagaz, la corvée de bois alors que l’introduction de la charrue ou la traction animale ou encore la culture de la pomme de terre ont concerné des générations .

                   Voici maintenant un événement politique : En 1956, Nasser a nationalisé le Canal de Suez. Pour embêter les anciens exploitants propriétaires, il a bouché le canal en coulant les bateaux qui s'y trouvaient, se privant des revenus qu'il prodiguait; L'événement ici ce n’est pas la nationalisation du canal, c’est son obstruction volontaire car un canal c'est plus facile à boucher qu'a déboucher de sorte qu’il est resté longtemps inutilisable.

Quel est le rapport entre cet événement et l’évolution de l’agriculture , et, en conséquence, l’abondance des Circaètes ? Voici:

  Jusque la, les bateaux pétroliers étaient restés petits pour pouvoir passer par le canal, à partir du moment ou il fallait contourner l'Afrique on pouvait les faire plus gros et abandonner définitivement le raccourci du Canal, ce fut d'abord 100.000 tonnes c'est à dire plus gros que les paquebots géants comme le Normandie ou le Queen Mary et pourquoi pas plus gros encore; on a atteint 500.000 tonnes c'est à dire 6 fois plus que les paquebots. 500.000 tonnes c'est un chiffre fantastique qu'on a du mal à réaliser.

Ainsi, pour vider un tel pétrolier, il faudrait 20,000 camions citerne semi-remorque qui pare-choc contre pare-choc représentent une longueur de 600 kilomètres.

                   Au début ce pétrole était distillé et il restait beaucoup de mazout baptisé fuel qu'on ne savait pas encore transformer en essence par le cracking  il restait aussi beaucoup de goudron .

 Première conséquence:   avec ce goudron surabondant, on goudronna toutes les routes car jusque là toutes les routes de campagne étaient empierrées et les agriculteurs devaient fournir des journées de travail pour les entretenir, je me souviens d'avoir vu à cette époque des gens au bord de la route casser des pierre avec une massette; ainsi, sur la route goudronnée, le camion laitier pouvait passer chaque jour, dans toutes les fermes, et non pas seulement vers les plus accessibles, pour ramasser le lait ce qui valorisait énormément la vache au dépend du mouton et accélérait l’abandon des parcelles peu propices aux bovins.

                   Deuxième conséquence du canal bouché et des pétroliers géants, le fuel était très bon marché et les agriculteurs, après avoir délaissé le bois pour la cuisine, firent de même pour le chauffage et  se chauffèrent au fuel ; perspective inimaginable que de consommer ce qui provient de 15000 Kilomètres alors qu’on avait le bois gratuitement à portée de la main , mais à condition d’aller le chercher ; il n'y avait donc plus lieu de faire du bois de chauffage;  le métier de bûcheron, éternel,  se perdit en quelques années au point que plus personne ne pénétrant jamais dans les forets, les chemins s'effacèrent car d'autres bateaux apportèrent des bois d'oeuvre d'Afrique de Norvège ou du Canada et , à cause  du déboisement, on avait entre temps remplacé les poteaux et les bois de soutènement dans les mines par du béton.

              En conclusion: si le canal n’avait pas été bouché, le pétrole aurait été moins disponible, la Province aurait continué à se chauffer au bois et au charbon alors le goudron aurait été moins abondant et les routes moins améliorées, les transports moins facilités pour le laitier, le marchand d’angrais, le ramassage scolaire; alors le développement de l’agriculture aurait èté progressif mais pas explosif.

                   La foret envahissante eut raison des MOULINS, j'ai vu les moulins centenaires s'arrêter tous en quelques années. Les moulins, c'était très important, on affirme qu'ils se sont développés très rapidement en une centaine d'années au 12ème siècle et on a même soutenu que la suprématie de l'occident s'est définitivement constituée sur l'innovation des moulins. les pays qui n'ont pas crée de moulins ont compromis leur progrès; ils étaient la source de nombreuses petites industries locales enrichissantes; les moulins ont disparu noyés dans la foret. Pour la première fois depuis la naissance de l'humanité, un reboisement aussi brusque qu' imprévu devenait envahissant au point d'être maintenant préoccupant.

                 

                   A ce propos il est amusant de rappeler l'idée qui prévalait à l’époque selon laquelle la tronçonneuse était un outil diabolique, à ne pas mettre entre toutes les mains car il allait conduire fatalement à la destruction complète des forets; ce fut le contraire qui s'est produit.

                   Je terminerai sur un événement psychologique: la télévision pénétra dans les campagnes vers 1963, pour la première fois l'agriculteur était confronté avec la pensée des villageois, prônant des opinions impensables tels que la protection des rapaces, cette idée a  fini par être acceptée à contre coeur  mais grâce à des circonstances autres que la persuasion .; en effet , le congélateur à la ferme, à permis de conserver une grosse pièce comme un veau ou un mouton ce qui ne rendait plus  indispensable l’élevage de la volaille , hélas cible des rapaces  ce qui rendait ces derniers intolérables.

                  Je voudrais terminer  sur une note optimiste. Ainsi, malgré des changements inouïs, en 50 ans, la richesse ornithologique a pu s'adapter, s'appauvrissant ici mais s'enrichissant ailleurs et le bilan complet me semble positif.