LE VOL DU CIRCAÈTE JEAN-LE BLANC

plus particulièrement dans le Massif central

par Yves boudoint, ingénieur E. C. L.

             1951

gravures 1

gravures 2

gravures 3

R

Les nombreuses heures que nous avons passées avec ce magnfique oiseau qu’est le Circaète Circaetus Gallicus nous ont permis de p énétrer dans l’intimité de sa vie familiale. Mais ce qui nous a le plus séduit ; c’est l’aisance et la variété de son vol majestueux.

Nous désirons en donner une image par ces mots et surtout par ces quelques dessint dus au talent de Paul Barruel qui a bien voulu se préter à toutes nos exigences, de sorte que nous pouvons donner l'assurance qu'ils décrivent bien la réalité.

Tous ces dessins ont été exécutés d'après des photographies parti­culièrement difficiles à obtenir, surtout si l'on considère que les plus lointaines furent prises a environ 150 mètres de l'oiseau, et les plus proches à une dizaine de mètres, donc toutes à l'insu de l'ani­mal qui, dans notre région, ne s'approche jamais à moins de 200 m. de l'homme qu'il a repéré.

Précisons d'abord que nous voulons parler plus particulièrement du vol pratiqué dans les régions montagneuses des gorges de la Loire, et du massif du Pilât, où nous l'observons depuis longtemps. Le relief des montagnes considérées s'échelonne entre 400 et 1.200 mètres (point culminant du massif du Pilât : le Crest de la per­drix, 1.434 m.). Les vents y sont assez fréquents du secteur N. 0. et S. 0. ; le vent N. 0. dominant en début de saison. Cette question de relief et de vent a une forte influence sur le vol des grands voi­liers.

Personne n'ignore maintenant que le planeur (aussi bien l'oi­seau que l'aéronef) tire l'énergie qui lui est nécessaire pour se sou­tenir des courants ascendants, c'est-à-dire de tout courant d'air dont la vitesse forme un angle plus ou moins grand avec l'hori­zontale, ayant ainsi tendance à monter. On appelle vitesse du courant ascendant le nombre de mètres gagnés par seconde en alti­tude par la masse d'air du courant. Il faut remarquer que cette vitesse n'est pas celle du vent, mais elle est d'autant plus grande que la vitesse, du vent est plus grande, d'une part, et que cette vi­tesse est plus inclinée sur l'horizontale, d'autre part.

Ainsi, un vent de 10 mètres-seconde, incliné de 45 degrés sur l'horizontale, produira un courant ascendant de 7,1 mètres-seconde, mais s'il n'est incliné que de 30 degrés il n'en produira un que de 5 mètres-seconde.

On distingue deux sortes principales de courants ascendants : premièrement l'ascendance de pente. Elle est due au relèvement que subit le vent lorsqu'il aborde le flanc d'une montagne. C'est évidemment sur Je flanc exposé au vent que se trouvera le courant ascendant ; le flanc opposé se trouvant dans une zone de remous où les courants sont en général descendants. On peut déjà présumer que les oiseaux tels que les Circaètes, qui aiment à utiliser ces cou­rants, fréquenteront de préférence les pentes exposées aux vents dominants, et c'est là qu'il faudra chercher leur nid (sur 19 aires observés : 3 exposées au Sud-Ouest, 3 à l'Ouest, H au Sud, 1 à l'Est, i au Sud-Est). M. zebe s'étonne, comme nous, de voir un oiseau comme le Circaète, très sensible à la chaleur, comme il a pu le constater, nicher sur le faîte d'arbres souvent exposés en plein soleil sur des pentes face au Sud ; il est probable que les exigences de protection de l'aire contre le soleil passent bien après les exi' gênées de facilité d'accès au nid en vol. Nous avons assisté à ce sujet à une manoeuvre assez spectaculaire du Circaète : un jeune, qui venait de quitter son aire de fraîche date, s'était perché sur les  

 

branches d'un arbre de telle façon que l'adulte qui, volant face au vent, venait lui apporter à manger, ne pouvait se poser que 3 ni. devant lui, à peu près à son niveau ; pour se rapprocher de son reje­ton l'adulte, profitant du vent ascendant, décollait sans un coup d'aile et se laissait emporter en marche arrière de 3 mètres pour se reposer aussitôt, le tout avec une rapidité et une aisance déconcer­tante. Au sujet du seul nid exposé à l'Est que nous ayons trouvé, nous avons observé par fort vent du Nord-Ouest un adulte portant un serpent dans l'impossibilité absolue de parvenir à son aire ; il dut quitter les lieux et reparut 20 minutes après au sommet de la montagne, d'où il piqua au but.

La 2e sorte d'ascendance est dite ascendance thermique. Elle est due à réchauffement de l'air au contact du sol lui-même chauffé par le soleil ; elle est indépendante de la vitesse du vent ; elle prend naissance au-dessus d'endroits surchauffés tels que : rocailles, bancs de sable, routes, rochers, etc... En général, elle est rare au-dessus des forêts. En principe, elle est aussi indépendante du relief et on la rencontre fréquemment en plaine, mais sa formation est facilitée par une petite ascendance de pente, surtout lorsque l'at­mosphère est instable ; comme elle peut e'xister lorsque le vent est nuJ, elle est parfois dirigée verticalement. La vitesse de ces ascen­dances est en général assez faible au niveau du sol, mais elle s'ac­croît rapidement dès 50 mètres d'altitude ; elles peuvent atteindre couramment 2 à 5 mètres par seconde. Elles ont en général la forme d'une cheminée et un diamètre de 4 à 100 mètres. Un oiseau sus­ceptible d'utiliser des ascendances de petit diamètre -sera avantagé par rapport à un autre qui ne pourra exécuter d'orbes suffisamment serrés, ou tout au moins dont la vitesse de chute augmenterait exagérément au cours de virages serrés. D'une façon analogue à ce qui a été écrit pour l'ascendance de pente, l'oiseau planant possède une vitesse de déplacement et une vitesse de chute, cette dernière étant le nombre de mètres par seconde dont il s'abaisserait s'il planait en atmosphère absolument calme. Il est bien évident que la v itesse de chute du Circaète est très variable mais elle présente en tous cas un minimum où l'oiseau se maintiendra chaque fois qu'il désirera gagner de l'altitude ; cette vitesse de chute minima est de l'ordre de 0 m. 50 à la seconde. Donc, chaque fois qu'un Circaète planera dans une ascendance dont la vitesse sera plus grande que 0 m. 50 à la seconde, il pourra, s'il le désire, gagner de l'altitude. A la lumière de ce qui précède, on peut expliquer une différence

 

souvent observée entre le vol plané de la Buse et celui du Circaète. La Buse vole bien plus souvent en orbes que le Circaète et, réci­proquement, le Circaète utilise beaucoup plus souvent le vol de pente (c'est-à-dire le vol sur ascendance de pente) que la Buse, qui préfère le vol thermique. Voici maintenant deux points à l'horizon, l'un vole en orbes serrés et réguliers, le second, par contre, va et vient, décrit des 8, fait un cercle complet, puis repart en ligne droite pour revenir peu après sur le même chemin ; il y a déjà quelques chances pour que le premier point soit une Buse et le second un Jean-le-Blanc. Un oiseau en effet, est d'autant plus apte à faire, avec une grande finesse, des orbes plus serrés que son envergure est .plus petite. Le rapport des envergures de la Buse et du Circaète étant de 2 à 3, le diamètre minimum des thermiques utilisables par l'un ou l'autre est dans le même rapport ; si donc un Circaète pouvait, par exemple, utiliser à la limite un thermique de 6 mètres de diamètre, la Buse sera encore à l'aise dans tous ceux dont le dia­mètre est compris entre 4 et 6 mètres et ils sont nombreux. Abs­traction faite de ce cas extrême, on constate que l'ascendance est plus forte au milieu du thermique qu'à l'extérieur ; d'où encore un avantage pour la Buse en vol thermique. Ceci explique en partie la différence de vol exposée ci-dessus.

Dans nos régions, on peut dire que le Circaète plane continuelle­ment, et il est exceptionnel de le voir battre des ailes. Sa silhouetta en vol a été fort bien décrite par M. géroudet. C'est la blancheur d'une grande partie du corps qui permettra de reconnaître le plus souvent le Jean-le-Blanc. Il arrivera souvent que l'oiseau exécute un virage suffisamment incliné pour qu'apparaisse sous les ailes, convenablement éclairées, un éclair blanc visible de très loin; vous remarquerez aussi que les ailes sont plus larges au coude qu'à l'emplanture, ce qui ne se voit pas chez la Buse, Le critère des trois bandes noires sur la queue ne se voit pas de très loin et on aura en général identifié l'oiseau bien avant ; d'ailleurs, ces bandes ne sont pas visibles si la queue est fermée. Si l'oiseau esta plus de 400m,, vous remarquerez dans les jumelles la bicoloration de la partie supérieure des ailes, surtout s'il s'agit de la variété claire du Cir­caète, ceci lors d'un virage incliné ou si vous êtes plus haut que lui.

Signalons aussi que la Buse commune Buteo buteo vole en général avec du dièdre, c'est-à-dire avec les ailes en forme de V lorsqu'on regarde l'oiseau de face (ce dièdre est très faible s'il n'y a pas de vent, il a en effet pour but d'augmenter la stabilité de l'oiseau mais il

 

a l'inconvénient de diminuer la surface portante, c'est-à-dire; d'augmenter la vitesse de chute ; le temps étant calme, la Buse peut se permettre de diminuer sa stabilité au bénéfice de sa vitesse de chute, tandis que le Circaète, la Bondrée Pernis apivorus, les Milans noir et royal Milvus milvus et migrans, n'ont pas de dièdre. On pourra peut-être remarquer, si l'oiseau est vu exactement de face ou de derrière, le fort relèvement du bout des rémiges chez le Circaète, qui ne peut se comparer qu'a celui observé chez le Milan royal, et qui joue le même rôle que le dièdre.

Nous avons vu que même à l'état de point à l'horizon on pouvait encore hasarder une opinion sur l'identité de l'oiseau, surtout si l'on remarque que le Circaète, relativement à sa grosseur, se dé­place extrêmement lentement, donc qu'un point-Circaète semblera se déplacer plus lentement qu'un point-Buse ; finalement si le point semble s'immobiliser en l'air, on aura la quasi-certitude qu'il s'agit d'un Circaète.

On peut distinguer deux sortes de vol plané : le vol plané à vi­tesse de chute minima, qui se fera les ailes largement ouvertes, et le plané à linesse maxima, c'est-à-dire permettant de parcourir la plus grande distance d'une hauteur donnée, qui en général sera assez rapide et se fera les ailes à demi repliés en forme de M. Un planeur qui se déplace en ligne droite vole presque toujours à finesse maxima, dans ce cas le M du Circaète est beaucoup plus accentué que celui de la Buse. Lorsqu'il y a du vent, la distance parcourue, l'oiseau volant face au vent, dépend fortement de la vitesse de l'oi­seau, et pour voler le plus loin possible il faut impérieusement, aller vite, même si cela fait perdre davantage d'altitude ; à chaque vitesse de vent correspond un angle optimum de descente qui, d'une hauteur donnée, mènera l'oiseau le plus loin possible. Supposons en effet que l'oiseau se contente de voler contre le vent exactement à la même .vitesse que lui, il est bien évident qu'il perdra toute son altitude sans être parvenu à avancer ; tandis que s'il augmente sa vitesse de seulement 4 km. à l'heure, il aura parcouru 1 km. en un quart d'heure.

Par contre, s'il vole dans le même sens que le vent, il a tout intérêt à rester le plus longtemps en l'air, puisque le vent le porte là où il veut aller. Il volera donc à vitesse plus lente ou tout au moins à l'allure correspondant à la vitesse de chute minima et non à finesse maxima, c'est-à-dire les ailes largement écartées. Il faut bien comprendre que le vent lui-même ne joue aucun rôle direct

 

obligeant l'oiseau, lorsqu'il vole contre lui, à replier ses ailes ; en, principe même un oiseau qui ne regarderait pas le sol serait inca­pable de savoir s'il y a du vent ou s'il n'y en a pas et, à plus forte raison, de quelle direction il souffle ; nous disons « en principe »,. car des phénomènes secondaires, directement perceptibles, tels que la turbulence de l'air, sont intimement liés à la présence de vent ; on pourrait penser, que cette turbulence oblige l'oiseau à augmen­ter légèrement son allure (en refermant les ailes) de façon à garder à chaque instant un supplément de vitesse au cas où le vent dimi­nuerait brusquement, mais les réflexes des oiseaux sont si rapides que cela n'est pas nécessaire.

vol de  chasse.                                         

Le Circaète est doué d'une vue extraordinaire. On sait que sa tête est particulièrement grosse ; il est probable que ce sont les yeu*x qui ont nécessité ces dimensions ; ils occupent, en effet, tout l'espace possible et sont tangents entre eux au milieu du crâne ; la paroi osseuse qui les sépare habituellement est, chez le Circaète, largement évidée à l'endroit où ils se touchent ; en outre, l'oeil est moins enfoncé dans l'orbite, de sorte que le Circaète n'a pas l'air aussi « féroce » que l'Aigle royal Aquila chrysaetos.

Pour quiconque s'est servi de jumelles.il sera facile de comprendre l'amélioration de la vue obtenue par l'immobilité parfaite des yeux ; l'on sait combien la lecture est rendue difficile dans les engins de locomotion, dont les secousses doivent être du même ordre que celles ressenties par un oiseau volant en atmosphère turbulente. C'est donc pour améliorer les performances de sa vue que le Cir­caète vole sur place pour chasser.

RETOUR

Un serpent est un animal difficile à voir. On a observé sur les Faucons pèlerins Falco peregrinus que c'était surtout le mouvement de la proie qui attirait le regard du Rapace. Or, le mouvement de reptation est un mouvement particulièrement difficile à remarquer. En effet, tous les points du corps d'un Serpent en train de ramper semblent immobiles, la forme du Serpent ne change pas au cours du mouvement et le déplacement de la tête et de la queue est seul visible ; comme cette dernière s'amincit très progressivement, il ne reste plus que la tête. Donc, pour un œil sensible seulement aux mouvements, un Serpent se comporte comme un animal très petit.

Nous nous rappelons avoir rencontré un jour une Couleuvre Zaménis dans de hautes herbes ; il nous fut impossible de la suivre des yeux ; chaque fois que nous en observions un point il s'éva­nouissait et l'animal nous échappa, bien que se trouvant à nos pieds ; ce phénomène bien compréhensible vous apparaîtra encore si vous cherchez à saisir une Couleuvre avec des pinces, vous ne par­viendrez pas à suivre avec celles-ci l'animal qui s'enfuit, vous ser­rerez à un endroit où « il y a du serpent », mais quand la pince sera fermée, il n'y aura plus rien dedans. Ajoutons encore que les Ser-. pents, surtout les Couleuvres, sont protégés par un mimétisme effi­cace.

Le Circaète qui cherche à observer un territoire de chasse choisit donc une pente exposée au vent ascendant ; il se maintient en vol sur place entre 20 et 50 mètres au-dessus du sol. Si l'ascendance est suffisante, c'est-à-dire si elle est plus forte que 1 mètre-seconde, l'oiseau exécute des manœuvres incessantes de manière à se main­tenir exactement sur place.

Examinons le problème d'un peu plus près. Pour un animal qui ne vole pas, la notion d'équilibre peut être donnée d'une part par les réactions qu'il reçoit du sol, immobile par définition, et avec lequel il est en contact par plusieurs points non situés sur une même droite. D'autre part, par la vision des objets environnants. En effet, si tous les objets du paysage restent immobiles les uns par rapport aux autres, c'est que l'œil est immobile.

Le cas de l'oiseau volant sur place est plus délicat car il n'est pas en contact avec le sol et il n'a aucun point de repère voisin de lui. Son cas s'apparente à celui de l'homme debout dans un trolleybus, par exemple, la nuit. Cet homme n'est plus en contact avec le sol immobile et les mouvements du paysage sont sans relation avec ses ' propres mouvements absolus.

Il est alors facile de constater que dans ce cas l'homme est in­sensible aux mouvements de translation uniformes, il ignore par exemple le sens de déplacement du train dans lequel il se trouve la nuit. Mieux que cela : il ignore même les accélérations qu'il subit. Lorsque le trolleybus freine uniformément il ignore si c'est cela qui se passe ou si le trolleybus est en montée ou si le plancher du trol­leybus s'est incliné, car ces 3 éventualités ont sur lui le même résultat. Mais ce qu'il « sent » très bien ce sont les variations d'accé­lération, et ce sont elles qui commandent les muscles du pied et lui permettent de conserver son équilibre.

Si on suppose l'oiseau doué d'un sens analogue il lui sera possiblede conserver un état d'immobilité primitivement obtenu en agis­sant pour que les variations de son accélération soient nulles. Par contre, ce n'est que par le sens de la vue qu'il parviendra à obtenir cette immobilité. On peut en conclure qu'un Circaète, ou tout .autre oiseau, serait dans l'impossibilité de voler sur place au large au-dessus de la mer, dans la brume ou la nuit.

Le vol sur place nécessite des réflexes extrêmement rapides. Si en effet le corps de l'oiseau n'est pas parfaitement immobile par suite des violentes sollicitations auxquelles il est constamment soumis, la tète, elle, est parfaitement immobile dans l'espace, des réflexes très rapides assurant les déplacements de la tête par rap­port au corps moyen du cou, de façon à compenser les inévitables mouvements du corps. En même temps, ces réflexes commandent les manœuvres aérodynamiques destinées à contrebalancer l'effet du vent. L'oiseau règle continuellement la surface de ses ailes, leur angle d'incidence et la position de sa queue. Celle-ci est presque toujours fermée et relevée ; et non pas le contraire, comme on pour­rait le supposer par analogie avec la position de celle de la Créce­relle Falco tinnunculus en vol sur place. Si le vent est fort, les ailes sont à demi fermées, mais si l'ascendance diminue, elles s'ouvrent et leur angle d'incidence augmente ; les dispositifs hypersustentateurs destinés à éviter les remous sur les ailes, à forte incidence, entrent en action : « le pouce » se détache, les rémiges s'écartent et on observe un soulèvement des plumes sur la partie supérieure de l'aile suivant une ligne située au milieu de l'angle et le long de toute l'envergure ; ces plumes de couverture forment ainsi un « volet » qui se relève automatiquement. Si l'ascendance faiblit encore, les ailes s'animent d'abord d'un mouvement d'amplitude très faible, mais qui devient plus fort si c'est nécessaire. Le plus souvent, si la chose dure, l'oiseau s'en va ailleurs.

Dans un ordre d'idées voisin, signalons que nous avons transporté à plusieurs reprises un jeune Circaète sur le guidon d'une motocy­clette, les yeux de l'oiseau étaient bandés et ses pattes étaient atta­chées au guidon par 20 centimètres de ficelle. Lorsque la vitesse de la moto était inférieure à 20 km. à l'heure environ, l'oiseau écartait largement les ailes et, par des manœuvres continuelles, parvenait à garder son équilibre malgré les accélérations les plus violentes ; parfois il lâchait ses serres du guidon et volait comme un cerf-volant au bout de ses 20 cm. de ficelle, se maintenant exactement face au vent relatif.

 

Comme nous l'avons signalé, seule la vision du sol peut rensei­gner l'oiseau sur la direction, et l'intensité du vent dans lequel il vole. Or, dans le cas que nous venons de décrire, l'oiseau, ayant les yeux bandés, aurait dû être dans l'impossibilité de connaître la direction du vent, c'est-à-dire la direction suivie par la moto et par conséquent dans l'impossibilité de se maintenir au-dessus d'elle. Toutefois, dans ce cas, la direction de la traction de la ficelle sur ses pattes lui fournissait l'indication qui lui manquait. On pourrait objecter que, si cette connaissance n'était pas impossible, elle n'était pas naturelle et de ce fait nécessitait l'intervention de l'in­telligence ; ce serait ignorer l'habitude qu'ont les jeunes Circaètes, de se percher au sommet des arbres, d'ouvrir leurs ailes dans le vent et ainsi de s'exercer au vol sur place. Ils se trouvent alors, exactement dans les mêmes conditions que sur la moto.

Mais revenons au vol de chasse sur place. L'oiseau, en pen­chant fortement la tête vers le bas, scrute le sol avec sa vision binoculaire (nos observations sous abris nous ont montré que le Circaète utilisait peu, ou pas, la vision latérale monoculaire), il laisse en outre pendre plus ou moins ses pattes, modifiant ainsi la position de son centre de gravité.

Pour changer d'emplacement, l'oiseau pique un peu, avance de quelques mètres et recommence à s'accrocher. Souvent aussi le Circaète change d'emplacement latéralement par rapport au vent et plus rarement en se laissant emporter par lui. On sait en effet, que les oiseaux répugnent, on ne sait trop pourquoi, à reculer par rapport au sol.

Toutes ces manœuvres exécutées dans notre région à partir du mois de mars par un couple de Jean-le-Blanc sont très spectacu­laires et constituent un vol extrêmement typique.

Nous pensons que contrairement à la Crécerelle le Circaète est, incapable de se tenir immobile dans l'espace par le seul battement, de ses ailes, s'il n'est pas aidé par un courant ascendant d'environ 0 m. 50 par seconde.

S'il a repéré une proie, le Rapace l'observe souvent longuement ; il est en effet probable qu'une bonne partie des Serpents sont décou­verts dans un endroit inaccessible à un oiseau au plumage fragile (par exemple au milieu de Ronces, de broussailles, de branches mortes ou dans des anfractuosités de rocher) ; il faut donc attendre que le Serpent se trouve dans une position .favorable ; il faut aussi repérer où se trouve approximativement sa tête, où doivent s'im

 

planter les serres du Circaète. Aussi observe-t-on souvent l'oiseau descendant lentement comme un parachute en faisant des arrêts intermédiaires pour finalement tomber sur sa proie. Il arrive par

•contre que le Serpent soit immédiatement prenable, dans ce cas le Circaète fonce sur lui très rapidement. Remarquons cependant

•que ce piqué est très caractéristique, car il n'a pas lieu la tête la première, mais les serres et la tête penchées en avant, le corps hori­zontal et les ailes relevées et plus ou moins repliées. En le voyant

•ainsi, on pense à un parapluie.

RETOUR

Nous n'avons pas réussi à observer ce qui se passait alors exac­tement ; en général, derrière les buissons et les branches qui nous cachent la vue, on distingue des battements d'ailes et l'oiseau ne tarde pas à réapparaître (après 20 ou 30 secondes) planant dans le sens de la pente pour reprendre de la hauteur. On ne remarque alors parfois rien de particulier ; il a dû manquer sa proie ou bien s'agissait-il d'un Lézard rapidement ingurgité, comme l'indique­raient les quelques mouvements de déglutition visibles quelquefois ; mais s'il s'agit d'un Serpent l'oiseau réapparaît en général en le tenant dans les serres. Une fois l'oiseau parvenu à 20 ou 30 mètres au-dessus du sol, ce qui est vite fait si la pente est forte, il saisit en vol la tête du Serpent et l'avale souvent très rapidement.

On nous a signalé le cas d'une très grosse Couleuvre quia ce mo­ment s'enroula autour du cou de l'oiseau et l'obligea à atterrir de nouveau.

Si la proie est de faible dimension, l'oiseau recommence à chasser souvent au-dessus même de l'endroit où il vient de surprendre quelque chose et il n'est pas rare qu'il repique aussitôt pour rattra­per une proie qu'il a manquée ou une autre voisine. Même s'il a pris une grosse Couleuvre, il vole souvent un instant sur place avec la queue du Serpent qui dépasse de son bec, puis il se décide à rega­gner son aire ; c'est alors qu'exceptionnellement on pourra obser­ver le vol en festons.

VOL EN FESTONS.

.-r

Beaucoup connaissent le vol de la Bondrée, qu'on dit être un vol particulier à la période des amours, bien que nous l'ayons observé pendant très longtemps, le 3 juillet. C'est un vol en « montagnes russes », de « longueur d'onde » (si l'on peut dire) de 6 à 10 mètres.

 

A la partie supérieure de la courbe décrite par l'oiseau qui a la forme de festons successifs, la Bondrée donne 5 à 7 battements d'ailes, les ailes très relevées sur le dos, presque se touchant, l'amplitude des battements étant très faible.

Le Circaète réalise parfois un vol analogue, mais l'amplitude de ses oscillations est plus faible et leur « longueur d'onde » plus longue ; environ 15 mètres ; il ne donne qu'un ou deux battements d'ailes après le sommet de la trajectoire et ses ailes ne sont pas très relevées. Ce vol a lieu à grande altitude. Là encore les dates d'obser­vation ne coïncident pas avec la période des amours (25 mars, 18 mai, 27 juin, 10 juillet). Il ne nous a pas été loisible de constater si cette manœuvre était propre au mâle ou aux deux conjoints.. Le 25 mars l'oiseau, venant d'attraper un Serpent, avait pris 200 mètres d'altitude et regagnait son nid en exécutant presque tout le long ce vol, mais il avait tracé cependant quelques festons avant de prendre son Serpent. Le 18 mai, l'oiseau venait de capturer une Couleuvre dans le voisinage de son aire, il se repercha près du même endroit, par contre le 27 juin, de même qu'en juillet, il n'avait rien fait de remarquable ni avant, ni après. En tout cas le vol en festons du Circaète n'est pas plus fréquent au printemps que pen­dant le reste de la saison, et bien que nous ayons pu observer une trentaine de fois l'accouplement du Circaète, nous n'avons jamais, noté de particularités dans son vol, avant ou après.

VOLS   COMBATTIFS.

Comme tous les animaux, le Circaète, malgré sa nonchalance-caractéristique, livre des combats comme agresseur ou comme-attaque. En général, ces « accrochages » ne présentent pas un très, grand acharnement.

Les plus fréquentes attaques auxquelles est en butte le Circaète-proviennent des Buses et des Bondrées (du moins dans notre région). S'il n'est pas près de son nid, le Jean-le-Blanc se contentera d'es­quiver les attaques par de brusques virages ; s'il se trouve au con­traire au voisinage de son aire, il exécutera en même temps une riposte. Lorsque l'attaque vient de dessus, l'oiseau exécute un redressement brusque avec passage sur le dos et présente ses serres à son adversaire. Si l'attaque vient de derrière il peut, soit faire un rapide demi-tour avec passage sur le dos de façon à se présenter

 

presque face à son adversaire ; un brusque mouvement en sens in­verse le ramène à sa ligna de vol, la manœuvre totale ne lui fait guère perdre plus de 2 mètres d'altitude ; soit passer sur le dos grâce à un demi<-« tonueau ».; il se rétablit parfois en terminant le tonneau ; cette manœuvre ne lui fait perdre presque aucune altitude. Il arrive aussi que le Circaète pique sur un intrus, mais en général pas de bien haut.

Mais l'ennemi le plus acharné de notre oiseau est le Circaète lui-même. Dans notre région, où la densité du Jean-le-Blanc est assez. forte, il arrive que les aires ne soient séparées que par 2 km., ce qui pour un oiseau, est évidemment très peu. Dans le massif du Pilât il y a 5 couples sur une surface de 125 km2, soit un couple tous les 25 km2. Dans les gorges de la Loire les couples sont espacés de 10 km, enviion.

Aussi bien au Pilât que dans les gorges de la Loire, les Circaètes passent une bonne partie de leur temps à se poursuivre les uns las autres. Lorsqu'un Circaète rencontre quelque part un individu qui n'est pas son conjoint, il le poursuit agressivement. Pour cela il adopte un genre de vol très particulier : il écarte ses ailes au maxi­mum en les portant en avant, il tend la tête pour rétablir l'équilibre et laisse pendre ses pattes, il ferme sa queue complètement et la relève légèrement. Avec une lenteur extraordinaire, frôlant parfois l'immobilité, il gagne de l'altitude à la poursuite de l'intrus en pous­sant des cris particuliers : jii.,t ok ok-jie... okokokok. Son aspect dans ce genre de vol est très remarquable et rappelle le Vautour. Vues de face, les ailes ont un dièdre particulier. Pourquoi le Circaète adopte-t-il cette attitude de vol plutôt qu'une autre ? La réponse est évidemment délicate ; on peut observer cependant que sa tête étant très tendue, son champ de vue ne peut qu'en être amélioré ;; le reste de la manœuvre a en tout cas comme conséquence d'amener la vitesse du vol à son minimum. Au demeurant, la marge des atti­tudes compatibles avec des performances de vol normales doit être assez faible.

Si l'intrus s'est approché d'un nid, il sera souvent poursuivi de la même façon par le couple dérangé, même si la femelle est en train de couver, mais parfois elle reste au nid. On n'observe que rarement des accrochages entre les oiseaux. Ils se contentent en général de se poursuivre, mais ces poursuites peuvent durer plu­sieurs heures et se renouveler chaque jour. Sur le terrain de chasse il n'est pas rare de voir 3 oiseaux appartenant à 3 couples diffé -

 

rents. Une fois même nous avons observé pendant un bon mo­ment 5 oiseaux simultanément dont 2 toutefois semblaient indi-iér ents à l'excitation des 3 autres. Le 4 avril 1948, nous avons observé des poursuites durant la journée entière. Le soir même, à la nuit tombante, 2 Circaètes passèrent à peine à 20 mètres de nous comme deux ombres, qui s'enfoncèrent dans la nuit ;nous perçûmes au passage le sifflement de l'air dans leurs ailes. Le lendemain, cette poursuite continua dès le matin, nous constatâmes alors que 2 couples avaient terminé leurs nids à 200 mètres l'un de l'autre. Le jour même, après un combat sur le nid entre les 2 femelles, un des couples abandonna.

Des observations prolongées au mois de juillet dans les gorges de la Loire ont confirmé notre estimation que les Circaètes passent environ un tiers de leur temps de vol à se poursuivre entre eux. En général, ils se reconnaissent à environ 1 km. à 1 km. 500 de distance, ce qui n'est pas extraordinaire et correspond à peu près à la dis­tance à laquelle nous les détectons à l'œil nu.

vitesse,   rayon d'action,   hauteur de vo'l.

Lors du vol à vitesse de chute minima, le Circaète se déplace à •environ 35 km.-heure tandis qu'il atteint 60;km.-heure lors du vol

 

à finesse maxima. Ces chiffres ne sont évidemment que des évalua­tions. La vitesse atteinte par l'oiseau en piqué dépend de la hau­teur du piqué et en tout cas ne saurait en aucun cas dépasser la vitesse théorique de la chute libre des corps. Rappelons que cette vitesse est de :

35 km.-heure au  bout  d'une seconde     et    5 m. de chute

71              —       '         de    2          —               19 m.   —

105              —                        3           —               44 m.   —

140              —                          4         —          78 m.     —

176              —                         5          —               122 m. —

212              —                         6          —                177 m.   —

247              —                        7           —                240 m.   —

284              • —                      8                             314 m.  —

Nous estimons que cette vitesse ne saurait atteindre, ni dépasser 175 km.-heuie ; les vitesses de 250 km.-heure en palier, de 330 km.-h* en piqué signalées pour le Faucon pèlerin par M. brull (Das Leben deutscher Greifvôgel), ou la descente de 5.000 pieds en 6 secondes par un Aigle, relatée par MM. gordon sont certainement suresti­mées.

Les hauteurs de vol au-dessus du sol restent modestes. Les maxima sont obtenus lorsque l'oiseau désire parcourir par la suite une grande distance pour aller chasser ou pour revenir vers son nid. Nous n'avons jamais observé qu'un Circaète montât assez haut pour devenir invisible à-l'œil nu, ce qui, d'après les expériences de lucanus, doit avoir lieu à 1.750 mètres ; toujours on pouvait dis­tinguer le profil des ailes, ce qui, d'après les mêmes expériences, veu dire qu'il était à moins de 750 mètres. Nous estimons n'avoir jamais vu de Circaète monter à plus de 500 mètres au-dessus du sol.

Lorsqu'il chasse, le Jean-le-Blanc se maintient entre 20 et 100 m. au-dessus du sol, la hauteur la plus fréquente étant de 30 ou 40 m. gawrilenko signale cependant que par mauvais temps le Circaète 'chasse bas au-dessus du sol à la manière des Busards. Nous n'avons pas eu l'occasion d'observer ce genre de vol.

Les territoires de chasse les plus utilisés par le couple sont situés dans un cercle de 1 km. de rayon autour du nid ; souvent, les oiseaux sortent de ce cercle pour aller chasser à 4 ou 5 km. Ceci doit leur arriver presque tous les jours (la portée maxima d'une jumelle X 8 tenue à la main observant un Circaète est voisine de 6 km. et il est assez fréquent que les oiseaux soient perdus de vue).

Des Jean-le-Blanc furent observés à plusieurs reprises au-dessus-

 

de la ville de Saint-Chamond ou de Saint-Etienne, les nids les plus proches étant à 15 km., il faut en conclure que cette distance est souvent franchie par ces oiseaux au cours de leurs chasses, leurs poursuites et leurs promenades.

Une aire était souvent visitée par des intrus qui ne pouvaient provenir que de la leur, située à plus de 12 km.

La présence simultanée de 5 Circaètes sur un territoire de chasse dont les nids environnants étaient bien connus oblige à supposer un parcours plus grand que 20 km. pour au moins 2 des oiseaux.

Toute description, si longue et si précise soit-elle, ne donnera qu'une pâle idée de ce spectacle majestueux qu'est le vol d'un Cir­caète Jean-le-Blanc et nous conservons un souvenir enthousiaste de nos rencontres avec ce magnifique voilier. Nous pensons en par­ticulier à ce mâle insouciant venu chasser sur place à 30 mètres au-dessus de nous, ou à cet autre qui vint avaler littéralement sous nos yeux le Serpent qu'il venait de prendre à 100 mètres de là ; ou encore à ce mâle préoccupé par je ne sais quoi, peut-être l'amour, qui vint se percher sur l'immense Sapin que nous avions précisé­ment choisi comme observatoire ; surpris par notre présence, il nous frôla de ses rémiges dans un bruissement effrayant et s'éloigna rapidement en nous regardant par-dessus ses immenses ailes. Malheureusement, la caméra est loin d'être un engin aussi maniable qu'un œil humain et une bian faible partie de tout cela a pu s'inscrire en silhouettes noires et blanches sur le papier photographique.

R

 

FIN